L’ingénieur forestier est de plus en plus présent sur les tribunes publiques concernant divers enjeux liés à ses compétences et à son expertise professionnelle. Que ce soit pour les médias traditionnels (entrevue, source d’information journalistique) ou directement comme auteur (lettre d’opinion, article ou médias sociaux), la prise de parole publique constitue l’une des façons d’informer le public, devoir d’information qui constitue dans certain cas une obligation prévue à son Code de déontologie (article 4). Cependant, quelles sont les limites et les balises à préserver lors de telles activités de nature publique? 

De quoi on parle

La liberté d’expression est un droit constitutionnel protégé par la Charte canadienne des droits et libertés et par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Pour tout membre d’un ordre professionnel, cette liberté d’expression est assujettie aux normes professionnelles et à l’encadrement déontologique de la profession. Me Christiane Brizard résume bien l’état de la situation en droit professionnel :

« Ainsi, même si la liberté d’expression est un droit constitutionnel, elle n’est pas pour autant un droit absolu. Cette liberté peut être encadrée pour protéger d’autres valeurs, comme la civilité des discussions, la courtoisie professionnelle, la dignité de la profession et la confiance du public. Les tribunaux analyseront les propos d’un professionnel au cas par cas, à la lumière des valeurs qui sont au cœur d’une société démocratique et des valeurs de la profession. Bien souvent, les codes de déontologie prévoient spécifiquement qu’un professionnel doit agir avec modération, civilité et dignité. Ainsi, s’il agit comme blogueur, le professionnel doit faire preuve de modération dans ses propos afin d’éviter de porter atteinte à la dignité de la profession ou de l’ordre auquel il appartient. Il peut certes partager ses opinions, mais celles-ci doivent être empreintes de modération, être basées sur des éléments raisonnables, et ne pas porter atteinte à la confiance du public à l’égard de cette profession1.» 

Ainsi, les ingénieurs forestiers ont le droit d’exprimer leur opinion (y compris sur les réseaux sociaux et différents forums) cela doit toutefois se faire avec modération et retenue2. Il faut aussi conserver en mémoire que certaines décisions reconnaissent qu’un professionnel peut être condamné par le Conseil de discipline de son ordre pour un comportement portant atteinte à l’honneur ou la dignité de la profession (art 59.2 CP) et ce même s’il est posé dans le cadre de sa vie privée3.

Les obligations déontologiques

La prise de parole publique de l’ingénieur forestier doit ainsi répondre à diverses conditions. Il faut porter attention autant à la nature des propos qu’à la façon dont ils sont exprimés. Pour la nature des propos, ceux-ci :

-       S’appuient-ils sur des connaissances suffisantes?

-       Sont-ils complets ou contradictoires?

-       Sont-ils fiables?

-       Peuvent-ils induire le public en erreur?

-       Sont-ils raisonnables ou en deçà de ce qui peut être acceptable?

Quant à la façon de les exprimer, l’ingénieur forestier a-t-il:

-       Agi avec honnêteté et intégrité?

-       Fait preuve d’objectivité?

-       Porté atteinte à la réputation d’un collègue ou de l’Ordre?

-       Contribué à la perte de confiance du public envers la profession?

Dans sa prise de parole publique, l’ingénieur forestier doit rechercher l’équilibre entre son droit de participer aux débats publics (dans certains cas, de son devoir de le faire) et le respect de son encadrement professionnel. Il engage pleinement sa responsabilité et ne peut la nier, même dans le cas de situations pouvant être qualifiées d’exceptionnelles (ex. : catastrophes naturelles, crise socio-économique, pandémie, etc.).

Une fois dans la sphère publique, particulièrement dans les médias sociaux tels Facebook, LinkedIn, Tweeter, etc., les propos d’un professionnel ne sont plus sous son seul contrôle ni les multiples transferts, commentaires, et confrontation d’idées qui peuvent en découler. Il faut demeurer prudent et y penser à deux fois avant d’émettre une opinion sur les réseaux sociaux et valser dans les échanges et commentaires. Les intervenants qui se prêtent au jeu ne sont pas tous gouvernés par des règles déontologiques. Rappelons que le fait d’invoquer que les communications représentent des avis « personnels » n’est pas une excuse pour un professionnel et ne l’exonère pas automatiquement d’une condamnation disciplinaire4.

Quelques nuances si…

Ce qui précède s’applique principalement aux communications publiques pour lesquelles l’ingénieur forestier agit directement soit en entrevue, soit comme auteur dans les médias traditionnels ou les médias sociaux. Lorsqu’il agit à titre de source d’information journalistique, les enjeux sont un peu différents.

Une source d’information journalistique se définit comme : « une personne qui sert de relais de l’information. Elle peut contacter un journaliste pour lui faire part de ce qu’elle sait, ou un journaliste peut faire appel à elle pour récolter un témoignage, avoir recours à son expertise, etc. »5. Il est reconnu qu’une nouvelle sans source génère beaucoup moins de crédibilité qu’une nouvelle appuyée par des citations d’un expert. L’ingénieur forestier peut être amené à agir à ce titre.

Il est aussi reconnu que certains principes journalistiques encadrent le recours à des sources d’information6. Au nombre de ceux-ci :

·         La recherche de la qualité de l’information;

·         La fiabilité et la pertinence des sources;

·         L’absence de droit de regard des sources (sauf exception);

·         La liberté éditoriale du journaliste;

·         Le respect des personnes et des groupes;

·         La correction des erreurs avec diligence par rectification ou rétroaction.

L’ingénieur forestier qui agit à titre de source d’information journalistique ne peut donc être tenu responsable des choix rédactionnels et du traitement journalistique d’un article publié par un journaliste. Sa responsabilité professionnelle porte essentiellement sur la qualité et la complétude des informations qu’il fournit à son interlocuteur. Ces informations doivent lui permettre d’apprécier les faits, afin de rendre une information publique qui répond aux qualités journalistiques attendues pour un traitement adéquat du sujet discuté.

Cette responsabilité professionnelle peut s’apparenter à celle du pharmacien qui se doit d’informer son interlocuteur des effets secondaires potentiels et des contre-indications possibles, à la suite de l’usage d’un nouveau médicament prescrit, et ce même si ce dernier ne l’a jamais questionné à cet effet.

L’ingénieur forestier peut toujours demander à son interlocuteur de pouvoir valider le contenu à être publié, même si la décision finale d’y donner suite demeure une prérogative du journaliste.

Il importe toutefois que l’ingénieur forestier valide, à la suite de la publication de l’article, l’exactitude de son intervention et des propos qu’on lui attribue. S’il constate alors qu’il fait partie du « club des mal cités », il est de sa responsabilité d’en informer, idéalement par écrit, le journaliste concerné. Sa responsabilité professionnelle commande de lui souligner les écarts constatés et les nuances requises dans les propos rapportés et lui demander, si jugé nécessaire, d’apporter les correctifs appropriés en vertu de son Guide de déontologie journalistique. Bien entendu, la décision de donner suite à cette demande appartient au journaliste visé.  À noter que le Conseil de Presse du Québec dispose d’un mécanisme de plainte pour traiter tout manquement d’importance à la déontologie journalistique7.

Pour conclure

Tant le public que les collègues sont en droit de s’attendre que les communications de l’ingénieur forestier dans l’espace public reposent sur des éléments factuels et scientifiques validés et que les propos tenus correspondent de façon acceptable à la situation réelle. 

Il doit s’assurer que ses propos, ou ceux qu’on lui attribue, soient empreints de modération, basés sur des éléments raisonnables et démontrables au besoin, sans jamais porter atteinte à la confiance du public envers la profession ou à la réputation de ses collègues.

C’est ainsi que l’ingénieur forestier pourra exercer sereinement son droit de prendre la parole publiquement, notamment, sur des questions liées à la foresterie, ou encore, à cet égard, d’honorer son devoir d’information du public.

Janvier 2023

Rédaction :

Serge Pinard, ing.f., PMP
Syndic
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Collaboration :

Me Lisa Bérubé,
Conseillère juridique de l’Ordre et procureure au Bureau du syndic
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[1] « Y a-t-il des limites à la liberté d’expression d’un professionnel dans sa vie personnelle? », par Me Christiane Brizard, Langlois avocat, février 2021, https://langlois.ca/y-a-t-il-des-limites-a-la-liberte-dexpression-dun-professionnel-dans-sa-vie-personnelle/
2 Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12 (CanLII), [2012] 1 RCS 395, https://canlii.ca/t/fqn89
3 Tremblay cDionne, 2006 QCCA 1441 (CanLII), https://canlii.ca/t/1qfmd ; Thivierge c. Avocats (Ordre professionnel des), 2018 QCTP 22 (CanLII), https://canlii.ca/t/hr6d5, confirmé par la Cour d’appel du Québec (Thivierge c. Bellemare, 2021 QCCA 678 (CanLII) ; Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Nareau, 2018 QCTP 60 (CanLII), https://canlii.ca/t/hstk3 et Infirmières et infirmiers (Ordre professionnel des) cBellemare, 2019 CanLII 29731 (QC CDOII), https://canlii.ca/t/hzp0f.
4 Décisions mentionnées à la note 3 et Comptables professionnels agréés (Ordre des) cPilon, 2020 QCCDCPA 40 (CanLII), https://canlii.ca/t/jbp5l
5 Agence Science-Presse; Fiche pédagogique Les sources d’information journalistique
6 Guide de déontologie journalistique, Conseil de Presse du Québec 2015
7 https://conseildepresse.qc.ca/porter-plainte/en-ligne/